Le Monde après Corona

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© Traduction de l’allemand : Edgar Wolf

Le « rétro-pronostic » Corona : Comment nous serons étonnés quand la crise sera passée.

Remarque : Ce texte peut être imprimé librement, avec la mention : www.horx.com et www.zukunftsinstitut.de.

Ces temps-ci, on me demande souvent quand en « on aura fini » avec Corona et quand tout sera revenu à la normale. Je réponds : jamais. Il y a des moments historiques dans lesquels l’avenir change de direction. Nous appelons ces moments des bifurcations. Ou des crises profondes. Nous sommes maintenant à un de ces moments.

Le monde tel que nous le connaissons est en train de se dissoudre. Mais, derrière celui-ci, un nouveau monde se crée dont nous pouvons au moins pressentir la formation. Pour cela, je voudrais vous proposer un exercice qui a fait ses preuves dans des processus de développement de vision dans les entreprises. Nous l’appelons le RÉ-nostic. Contrairement au PROnostic, nous essayons de voir, avec cette technique, non pas l’avenir, mais nous regardons depuis cet avenir VERS AUJOURD’HUI. Cela vous paraît fou ? Essayons-le quand même :

Le Ré-nostic: Notre monde à l’automne 2020

Imaginons une situation à l’automne, disons en septembre 2020. Nous sommes sur la terrasse d’un café d’une grande ville. Il fait chaud, de nouveau beaucoup de gens passent dans la rue. Est-ce qu’ils se déplacent autrement ? Est-ce que tout est comme avant ? Le vin, le cocktail, le café ont-ils le même goût qu’avant ? Comme avant Corona ? Ou même un meilleur goût ?

En regardant le passé, qu’est-ce qui nous étonnera ?

Nous allons nous étonner que les renoncements sociaux que nous devions accepter nous avaient rarement plongés dans la solitude. Au contraire. Une fois que la première vague de choc passée, nous étions nombreux à nous sentir même un peu soulagés de ne plus autant courir, de parler, de communiquer par des canaux multiples. Le renoncement ne veut pas nécessairement signifier perte, mais il peut même ouvrir de nouveaux espaces de possibilités. Celui qui a déjà pratiqué le jeûne périodique et qui a découvert ensuite que la nourriture avait de nouveau un bon goût en a déjà fait l’expérience. De manière paradoxale, la distance physique imposée par le virus produisait, en même temps, une proximité nouvelle. Nous avons fait connaissance de personnes que nous n’aurions jamais rencontrées autrement. Nous avons de nouveau pris contact avec de vieux amis, renforcé des liens qui s’étaient distendus. Des familles, voisins et amis se sont rapprochés et ont, parfois, même résolu des conflits cachés.      

La politesse en société, qui nous manquait de plus en plus avant, revenait.

Maintenant, à l’automne, lors des matchs de foot, il y a une toute autre ambiance que celle du printemps lorsqu’il y avait de nombreuses expressions discriminantes en masse. Nous nous étonnons qu’il en soit ainsi.

Nous allons nous étonner avec quelle rapidité tout d’un coup les techniques culturelles du numérique ont fait leur preuves dans la pratique. Les vidéo-conférences, auxquelles la plupart des collègues s’étaient toujours opposés (le déplacement professionnel en avion était mieux) se sont soudainement révélées praticables et productives. On ne faisait plus patienter personne. Des enseignants ont appris plein de choses à propos de l’enseignement par Internet. Le bureau chez soi devint pour beaucoup d’entre nous une évidence – y compris les improvisations et le jonglage avec le temps liés à cela.

En même temps, des techniques culturelles qui semblaient démodées vécurent une renaissance. Tout d’un coup, on ne tombait plus sur le répondeur quand on appelait quelqu’un, mais sur des personnes en chair. Le virus produisit une nouvelle forme de communications téléphoniques longues sans la présence d’un écran parallèle. Même les « messages » eurent soudainement une nouvelle signification.  De nouveau, on communiquait réellement. On ne mettait plus les appelants dans la boucle d’attente, on ne faisait plus patienter. Ainsi se développait une nouvelle culture de la disponibilité, une nouvelle forme d’engagement.

Les gens qui n’arrivaient jamais à rompre le rythme effréné du quotidien, même les jeunes, entreprirent des promenades (un mot qui leur était plutôt étranger avant). Lire des livres était soudainement devenu « cool ».

Les reality-shows apparurent gravement ringardes. De même pour toutes les trivialités diffusées, le déballage des problèmes persos sur toutes les chaînes. Non, cela n’a pas complètement disparu, mais cela a rapidement perdu de sa valeur ajoutée. Quelqu’un se souvient-il encore du débat autour du politiquement correct ? Des innombrables guéguerres culturelles à propos de …. de quoi déjà ?

Un des effets des crises est celui d’anéantir des phénomènes anciens, de les rendre superflus.

Le cynisme, cette manière nonchalante de regarder le monde à distance en le dénigrant, fut tout d’un coup assez « out ». L’hystérie anxiogène exagérée des médias revint, après une première éruption brève, à un niveau raisonnable.

Accessoirement, le flot des séries de polars les plus cruels arriva à son point de basculement.

Nous allons nous étonner que, finalement déjà pendant l’été, furent découverts des médicaments qui augmentaient les chances de survie au virus. Ce qui faisait baisser les taux de mortalité, faisant du Corona un virus avec lequel nous devons compter – semblable à la grippe et aux nombreuses autres maladies. Le progrès médical vint au secours. Mais nous avons également appris : ce n’est pas tellement la technique mais plutôt les modifications des modes de comportement social qui ont fait la différence. Le fait que l’être humain, malgré les restrictions radicales, pouvait rester solidaire et constructif était déterminant. L’intelligence humaine et sociale a aidé. L’intelligence artificielle, qui prétend avoir la solution à tout, tellement vantée de partout, a cependant eu des effets limités dans Corona.

C’est ainsi qu’a changé la relation entre la technologie et la culture. Avant la crise, la technologie paraissait être le remède à tout, porteuse de toutes les utopies. Personne – ou seulement des irréductibles peu nombreux – croient encore aujourd’hui à la grande rédemption numérique. Le buzz technique est passé. De nouveau, nous concentrons notre attention davantage sur les questions humaines : qu’est-ce qu’est l’Homme ? Que sommes-nous les uns pour les autres ?     

Nous nous étonnons, en regardant le passé, de combien d’humour et de compassion sont apparus dans cette période du virus.

Nous allons nous étonner du point auquel l’économie pouvait rétrécir sans que, pour autant, se produise un « effondrement » que l’on avait l’habitude de prédire à chaque augmentation d’impôts ne fût-elle minime et à chaque intervention de l’État. Bien qu’il y eût un « avril noir », une récession importante de la conjoncture et une chute des cours boursiers de 50%, malgré les faillites de nombreuses entreprises, malgré la baisse des activités des autres entreprises et la mutation de certaines en complètement autre chose, à aucun moment nous avons vécu un arrêt total. C’est comme si l’économie était un être respirant qui peut aussi somnoler, dormir ou mêmes faire des rêves.     

Aujourd‘hui, en automne, il y a de nouveau une économie mondiale. Mais ce qui n’a pas survécu à la crise c’est la production mondiale du juste à temps, avec ses énormes chaînes de création de valeurs en réseaux mondiaux qui ne cessent de charrier des millions de pièces détachées à travers la planète. Celle-ci est en train d’être démontée et reconfigurée. Partout, dans les unités de production et de services, on voit apparaître de nouveaux entrepôts, des lieux de stockage et des réserves. Les productions locales vivent un boom, les réseaux sont relocalisés, l’artisanat vit une renaissance. Le système mondial glisse lentement vers la GloCALisation : la localisation du système mondial.

Nous allons nous étonner que même les pertes financières dues à l’effondrement des cours en bourse sont moins douloureuses que l’on craignait au début de la crise. Dans ce nouveau monde, la fortune ne joue plus le rôle décisif d’autrefois. Ce qui est plus important ce sont de bons voisins et un potager en fleur.  

Serait-il possible que le virus ait modifié notre vie dans une direction qu’elle avait, de toute façon, l’intention de prendre ?

RÉ-nostic : résoudre les problèmes du présent par un saut dans l’avenir

Pourquoi ce type de « scénario du regard depuis l’avenir » semble si dérangeant, si différent d’un pronostic conventionnel ? C’est lié aux caractéristiques de notre sens de l’avenir. Quand nous regardons l’avenir nous voyons, en général, seulement les dangers et problèmes qui « nous attendent », qui se cumulent en barrières insurmontables. Tel une locomotive sortant du tunnel et nous écrasant. Cette barrière de la peur nous sépare de l’avenir. C’est la raison pour laquelle il est toujours tellement facile de présenter des visions d’avenirs d’horreur.

Les ré-nostics, par contre, forment une boucle de prise de conscience dans laquelle nous intégrons nous-mêmes, notre propre changement intérieur, dans la prévision de l’avenir. C’est dans notre fort intérieur que nous établissons un lien avec l’avenir, ce qui crée un pont entre l’aujourd’hui et le demain. Il se développe ainsi une conscience de « l’esprit de l’avenir » (Future-Mind).    

Si l’on fait cela comme il faut, il se développe quelque chose comme une intelligence de l’avenir. Nous sommes capables de non seulement anticiper les « événements » extérieurs mais aussi les adaptations intérieures avec lesquelles nous réagissons à un monde qui a changé.

Ceci est ressenti différemment comparé à un pronostic, qui, de part son caractère péremptoire, contient toujours quelque chose de mort, de stérile. Nous quittons l’état paralysé par l’angoisse et retrouvons le dynamisme qui fait partie de tout vrai avenir.      

Nous connaissons tous le sentiment d’avoir surmonté la peur avec succès. Quand nous allons chez notre dentiste pour un traitement, nous nous inquiétons longtemps en avant. Sur la chaise du dentiste, nous perdons le contrôle et nous éprouvons la douleur bien avant qu’elle commence. Dans l’anticipation de cette sensation, nous entrons dans des états de peur qui peuvent nous submerger totalement. Une fois que nous avons traversé la situation nous éprouvons ce sentiment du « coping » (surmonter).

Coping signifie : surmonter. En termes neurobiologiques l’adrénaline de la peur est remplacée par la dopamine, une sorte de drogue de l’avenir propre à notre corps. Alors que l’adrénaline nous incite à fuir (ce qui, sur la chaise du dentiste, comme dans la lutte contre le Corona, n’est pas vraiment très productif), la dopamine ouvre les synapses de notre cerveau : nous sommes en attente positive de ce qui vient, curieux, prévoyants. Si nous disposons d’un niveau de dopamine sain nous faisons des projets, nous avons des visions qui nous permettent des actions prévoyantes.    

Ce qui est étonnant c’est que nous sommes nombreux à avoir fait exactement cette expérience dans la crise du Corona. Une perte massive du contrôle se transforme soudainement en une vraie euphorie du positif. Après un certain temps d’hébétude et de peur, se développe une force intérieure nouvelle. Le monde « va vers sa fin », mais dans l’expérience de nous trouver toujours en vie se développe en notre intérieur une manière d’être de nouveau.    

En plein effondrement de la civilisation, nous nous promenons dans des forêts ou des parcs, traversant des places publiques presque vides.  Mais ceci n’est pas une apocalypse mais un nouveau départ.

Ainsi se confirme : le changement commence comme un modèle modifié des attentes, des perceptions et des engagements dans le monde. Ce faisant, c’est parfois justement la rupture d’avec les routines, les habitudes qui, de nouveau, libère notre sens de l’avenir. La vision et la certitude que tout pourrait être différent – même en mieux.   

Peut-être que nous allons même nous étonner que Trump n’est pas réélu en novembre. L’AFD (Parti d’extrême droite allemand, NdTr) montre des phénomènes importants d’effritement parce qu’une politique malveillante et clivante ne va pas avec un monde Corona. La crise Corona nous montré clairement que ceux qui ne cessent de monter les uns contre les autres n’ont aucune contribution à proposer aux réelles questions d’avenir. Quand la situation est grave se révèle le caractère destructif inhérent au populisme.

La politique dans son sens original comme formation de responsabilités sociétales reçut, dans cette crise, une nouvelle crédibilité, une nouvelle légitimité. C’est justement parce qu’elle était obligée d’agir de manière « autoritaire », la politique créa la confiance en le fait social. Les sciences ont également, dans cette épreuve, vécu une renaissance étonnante. Des virologues et des épidémiologistes sont devenus des stars des médias, mais aussi les philosophes, sociologues, psychologues, anthropologues « futuristes » qui se trouvaient avant plutôt en marge des débats polarisés retrouvèrent de l’écoute et de l’influence.

Les fake news, par contre, perdirent rapidement en valeur marchande. Même les théories de complots  apparurent soudain comme des invendus, bien qu’on fit leur promotion comme pour de la bière avariée.        

Un virus en tant qu’accélérateur de l’évolution

Qui plus est, des crises profondes renvoient à un autre principe fondamental du changement : la synthèse de la tendance-contre-tendance.

Le nouveau monde après Corona – ou plutôt avec Corona – naît de la rupture d’avec la méga-tendance de la connectivité. En termes politico-économiques ce phénomène est également appelé « mondialisation ». L’interruption de la connectivité – par les fermetures de frontières, séparations, enfermements, quarantaines – ne conduit pas à une suppression des connexions, mais à une réorganisation des connectomes (connectome : plan complet des connexions neuronales dans un cerveau, NdTr) qui maintiennent notre monde et portent l’avenir. Il se produit un saut de phase des systèmes socio-économiques.    

Le monde à venir appréciera de nouveau la distance – et réalisera, justement grâce à cela, des liens d’une qualité supérieure. L’autonomie et la dépendance, l’ouverture et la fermeture se trouvent dans un nouvel équilibre. Ainsi le monde peut devenir plus complexe, mais en même temps plus stable. Cette transformation est en grande partie un processus évolutionnaire aveugle – puisque l’ancien est en échec le nouveau, en capacité de survivre, s’impose. Ceci nous provoque, dans un premier temps, du vertige, avant de démontrer son sens profond : est en capacité d’avenir ce qui relie les paradoxes sur un nouveau niveau.     

Ce processus de la complexification – à ne pas confondre avec complication – peut aussi être réalisé par les humains de manière consciente. Ceux qui en sont capables, qui savent parler le langage de la complexité future, seront les guides de demain. Les porteurs d’espoirs en devenir. Les Greta du futur.  

« A la suite de Corona, nous allons adapter toute notre attitude envers la vie – dans le sens de notre existence en tant qu’êtres humains, parmi d’autres formes de vie. »
Slavo Zizek, mi-mars, au point culminant de la crise du Corona.

Toute crise profonde lègue une histoire, un récit, qui anticipe un avenir lointain. Une des visions les plus fortes que le virus Corona nous lègue sont les Italiens faisant de la musique sur les balcons. La deuxième vision nous vient des images satellites montrant les zones industrielles de la Chine et de l’Italie libérées du smog. En 2020 les émissions CO2 de l’humanité seront pour la première fois en baisse. Ce fait nous fera quelque chose.

Si le virus en est capable – serait-il possible que nous en soyons aussi capables ? Le virus n’était peut-être qu’un messager de l’avenir dont le message est : la civilisation humaine est devenue trop dense, trop rapide, trop surchauffée. Elle avance trop rapidement dans une direction qui ne nous réserve pas d’avenir.

Mais elle peut se réinventer.
System reset.
Cool down!

Musique sur les balcons !

C’est ainsi que l’avenir est possible.

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